Par Hadrien Gournay.

Dans la litanie des reproches faits à la société moderne, le relativisme est peut-être le plus fréquent ; et le libéralisme, parce qu’il entend protéger le droit pour chacun de mener sa vie comme il l’entend, se trouve alors bien souvent avec lui sur le banc des accusés.
Les libéraux répondent majoritairement que refuser d’imposer ou d’interdire tel mode de vie particulier n’implique en rien la reconnaissance de leur équivalence. Cette double position est-elle défendable ? Si un mode de vie donné est le meilleur que puisse adopter une personne, quel que soit le critère déterminant cette supériorité (par exemple le bonheur ou une vertu sévère), en obtenant d’elle qu’elle le fasse sien ne lui permettrait-on pas de s’accomplir pleinement ? Et la contrainte ne peut-elle être aussi efficace à cette fin que la persuasion, ou du moins être un recours lorsque celle-ci a échoué ? Enfin, toute philosophie politique n’est-elle pas subordonnée à la question de l’accomplissement humain ?
À cette étape du problème de la relation entre vertu et liberté, le libéral a toutes les chances de rétorquer qu’un mode de vie donné n’a de valeur que s’il est choisi librement. Obtenu par la force, il n’en aurait aucune, quelle que soit l’opinion intime de celui qui y est soumis.
Ce raisonnement peut tout à fait être compris par ceux qui actuellement font prévaloir la vertu sur la liberté. Situés à droite du spectre politique, en France leur référence ultime est sans nul doute, par son action comme par sa pensée, le général De Gaulle et c’est en premier lieu son rôle durant la seconde guerre mondiale qui lui confère ce statut. Mais qu’en penseraient-ils s’il n’avait été qu’une sorte de comédien sous la menace des services secrets britanniques ? C’est parce que son action fut libre que nous pouvons admirer le chef de la France libre.
Il est d’autres exemples d’un assentiment implicite des conservateurs à ce raisonnement. Pour les catholiques la prêtrise doit correspondre à une vocation et même à l’époque ou l’Église était dominante, les conversions forcées n’étaient pas une évidence. Malgré toutes les persécutions dont les juifs furent victimes, elle fut à leur égard davantage l’exception que la règle. Les libéraux peuvent donc affirmer que le principe selon lequel la vertu est subordonnée à la liberté est reconnu sans qu’ils en soient toujours conscients par les plus autoritaires.
La réplique la plus judicieuse des autoritaires serait que la contrainte ne peut rendre vertueux mais peut chasser le vice. La vie non vicieuse par contrainte ne pourra jamais être assimilée à la vertu qui résulterait d’un renoncement volontaire – ce point est accordé – mais restera préférable au vice.
Poursuivons notre étude des arguments autoritaires et libéraux sur la relation entre vertu et liberté en présentant puis en critiquant la position des deux camps.
Vertu et liberté : présentation des positions
Renoncer à prescrire la vertu mais décourager le vice comme le souhaite l’autoritaire pose la question de leur délimitation. Au cours de la présentation arithmétique très simple qui suit, les différentes options seront, pour les nécessités de la compréhension, qualifiées d’autoritaires, libérales et totalitaires quoique les uns et les autres n’aient jamais exposé les choses sous cette forme, à ma connaissance.
Pour les autoritaires, les actes vertueux auraient une valeur positive, les actes vicieux négative de sorte que chaque acte pourrait être classé selon une hiérarchie. Ensuite, l’acte en question doit être multiplié par 1 s’il est libre et 0 s’il est contraint. Ces principes ont des conséquences précises sur l’efficacité des mesures coercitives en matière de mœurs. Si l’on souhaitait rendre obligatoire un acte estimé à 7 sur une échelle de vertu pour une personne qui lui aurait préféré un acte estimé à 3, sa valeur réelle serait de 0 (le multiple 0 se substituant au multiple 1). En revanche, prohiber un acte vicieux pourrait la faire passer de par exemple – 5 à zéro pour les mêmes raisons. La coercition ne nous rend pas bon mais nous empêche d’être mauvais.
Pour le libéral tout choix de vie par lequel on ne porte pas atteinte aux choix faits par autrui pour ce qui le concerne est positif. Le coefficient multiplicateur approprié (0 ou 1) doit ensuite être appliqué au cas. Il en résulte que la liberté sera toujours préférable à la contrainte.
Tout à l’inverse de cette position, selon certaines sectes fanatiques dont Daesh offre la meilleure illustration aujourd’hui comme les maoïstes ou les Khmers rouges hier, il n’existe pas de milieu entre la pureté absolue d’un petit nombre d’élus et la corruption de tout le reste. Le zéro représente la perfection, le reste est négatif. Pour empêcher les pécheurs de s’adonner au péché, la répression la plus brutale est légitime.
Une présentation des principales objections que les positions autoritaire puis libérale pourraient rencontrer conduira à une meilleure présentation du sujet.
Critique de la position autoritaire
La principale difficulté de la position autoritaire est de savoir où se situe le comportement « zéro » parmi les comportements libres. Cette connaissance est en effet d’autant plus indispensable que l’usage judicieux et légitime de la contrainte en dépend.
Se référer au comportement moyen à l’intérieur d’une population donnée, première méthode qui vient à l’esprit, rencontre une objection majeure. Au cours de l’histoire et selon les lieux, les populations ont eu des conceptions majoritaires très différentes de ce qui était juste et bon. Aussi, il est inévitable que parmi elles certaines aient été plus proches de la véritable idée du juste et du bon et nous pouvons en inférer que les individus composant la population concernée se sont conduits en moyenne de façon plus morale que ceux qui ignoraient ces critères.
La tentative de substituer une moyenne universelle à la moyenne de la société connue de l’observateur verra se dresser devant elle le même obstacle. En effet, une telle moyenne ne peut exister par elle même indépendamment de la connaissance humaine de ce qui fait qu’une existence est vertueuse. Tout au plus pourrait-on connaître le degré de moralité passé de l’humanité qui serait toujours une moyenne particulière et non universelle.
Enfin, aussi médiocre que paraisse une existence humaine donnée au moment d’en faire le bilan, ne faut-il pas admettre qu’elle fut préférable à une non existence et donc au zéro ? C’est le principe libéral selon qui tout mode de vie libre est positif, principe qui reçoit aussi son lot de critiques.
Nouvelles critiques de la position libérale
Ces nouvelles critiques sont une reformulation de l’accusation de relativisme.
Nous avons vu qu’entre une pratique de valeur 3 et un pratique de valeur 7, il faudrait, si cet individu faisait le choix de la première, lui conserver la valeur 3 s’il lui était permis de l’adopter mais zéro pour la seconde s’il elle lui était imposée. La volonté individuelle parviendrait ainsi à inverser la hiérarchie préalable des vertus ! Si le critère de la supériorité d’un genre de vie sur un autre repose en dernier ressort sur la volonté arbitraire de l’individu, ne doit-il pas alors être qualifié de relativiste ?
Cette critique n’est toutefois valable que si l’on place la comparaison sur un certain terrain : comparaison entre un genre de vie supérieur et le genre de vie inférieur effectivement choisi par l’individu. Or, il y a autant de raisons de comparer le genre de vie choisi à un genre de vie supérieur qu’à un genre de vie inférieur, auquel cas la difficulté disparaît. La comparaison avec un choix supérieur est possible pour tous les choix, même bons, autres que celui de la plus haute existence possible.
Procéder de la sorte revient à rejoindre la position totalitaire par un autre biais et rend toute vertu impossible. C’est la raison pour laquelle le principe autoritaire lui-même consent un rôle très important à la liberté dans l’appréciation de la vertu humaine. La critique formulée contre le libéral pourrait très bien se retourner contre le défenseur de la position autoritaire.
Tout cela suggère que la comparaison de deux genres de vie est inappropriée à la réflexion. Pourtant ne sommes-nous pas placés face à des choix au cours de notre existence ? La démarche comparative ne serait-elle pas rendue nécessaire par certaines circonstances ? En réalité, c’est dans le cas d’une activité perçue comme mauvaise que la comparaison avec un mode de vie meilleur se présente spontanément à l’esprit. Nous retrouvons ici la question de l’existence du vice. Présentons-là sous un nouveau jour.
Le fait qu’une abstention soit reconnue par tous comme préférable à un certain type d’action positive pourrait être vu comme une preuve de l’existence du vice. Néanmoins, l’abstention totale que constituerait une vie végétative serait-elle préférable à une vie guidée par l’activité en question ? Précisons en tout cas que si nous posons ici la question théorique de l’existence du vice dans le cadre de la relation de la vertu et de la liberté, nous n’avons pas de doute sur la nécessité de distinguer des activités comme méprisables ou inacceptables dans la vie pratique.
La position autoritaire comme la position libérale admettent la possibilité d’une inversion de la hiérarchie naturelle des comportements en raison du choix individuel. En quoi cette inversion est-elle relativiste et en quoi ne l’est-elle pas ?
Si la position libérale a comme point commun avec le relativisme initial de reconnaître que tout genre de vie est positif, elle s’en distingue en ce qu’il est possible de les hiérarchiser. Cette hiérarchie est en partie subordonnée au choix individuel, et en partie non. Elle l’est dans la mesure où le choix peut en effet inverser la hiérarchie des vertus. Elle ne l’est pas dans la mesure où le fait qu’un mode de vie, s’il était effectivement choisi, serait supérieur à un autre mode de vie effectivement choisi demeure et ne dépend pas de la volonté individuelle.
Suivons les pas du visiteur nocturne d’un musée muni d’une lampe torche lui permettant d’éclairer à la fois un seul des chefs-d’œuvre dont le musée est pourvu. Demandons-nous, toujours en suivant ce visiteur, de toutes celles qui sont exposées, quelle œuvre est la plus éclatante. Si le critère est l’éclat visible, ce sera toujours celle que la lampe éclaire. La réponse dépend donc entièrement du choix du visiteur. Cependant, il reste possible, en les plaçant fictivement sous les feux des lampes, de concevoir un critère sous-jacent consistant dans la comparaison des mêmes œuvres et cette hiérarchie de l’éclat des œuvres ne peut être modifiée par le visiteur.
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